Pionnière du gothique anglais, Ann Radcliffe inventa le genre du roman à sensations qui faisait fureur auprès des lectrices de l’époque géorgienne
une écrivaine populaire
Dans Northanger Abbey, Jane Austen dresse le portrait de Catherine Morland, une héroïne naïve et dépourvue d’expérience, mais avide lectrice et passionnée par les romans gothiques, très en vogue au début du 19ème siècle en Angleterre. Si Austen fustige Horace Walpole, auteur du Château d’Otrante (1764) et inventeur du genre, c’est surtout à Ann Radcliffe que la romancière s’attaque. Les Mystères d’Udolphe, publiés en 1794, connurent un succès phénoménal auprès des jeunes filles de la haute bourgeoisie en quête d’aventures et de sensations fortes. Ce n’est donc pas anodin si ce genre fut également désigné sous le terme de sensation fiction, à la charnière entre le mélodrame et le romantisme.
Si la carrière d’Ann Radcliffe fut courte mais célèbre (ses pairs la caractérisaient de « puissante enchanteresse »), très peu d’informations subsistent sur sa vie privée. De nombreuses rumeurs circulent sur son compte : on dit qu’à cause de son imagination excessive, elle fut internée dans un asile, ou qu’elle ingurgitait des côtes de porc saignantes avant le coucher afin d’accentuer l’aspect horrifique de ses cauchemars. Ann Radcliffe sortait rarement et préférait la solitude de sa chambre dans laquelle elle se retirait pour écrire.
origines
Née dans le quartier londonien de Holborn, Ann Ward avait pour père un marchand de porcelaine. En 1787, elle épousa le journaliste William Radcliffe, le rédacteur-en-chef de l’English Chronicle. Ann se mit à entreprendre la rédaction de ses romans peu après son mariage car son mari rentrait tard. L’argent qu’Ann gagna grâce à la publication de ses romans permit au couple de s’offrir de nombreux voyages en Europe, qui inspirèrent l’écrivain pour ses grandioses descriptions de paysages.
Ann Radcliffe écrivit au total moins de dix romans : Les Châteaux d’Athlin et de Dunbayne (1789), Une romance sicilienne et La romance de la forêt (1790), Les Mystères d’Udolphe, L’Italien (1797), Gaston de Blondeville (1826). Elle fut l’instigatrice du roman à suspens en associant au style gothique le genre du roman sentimental, ce qui lui valut les critiques de certains de ses contemporains.
romans à clef
Contrairement aux récits de Walpole relatés par un narrateur omniscient, la fiction de Radcliffe se concentre souvent sur une belle et innocente héroïne persécutée par un sombre baron vivant dans un lugubre manoir, ainsi que sur la liaison sentimentale dont celle-ci est l’objet. L’action et les scènes de mystère sont perçues à travers son point de vue, ce qui permet au lecteur de progresser dans le récit au même rythme que le personnage principal.
La trame de Radcliffe met ainsi en valeur la romance, la peur et le paysage majestueux qui sert de cadre à l’histoire. La plupart des intrigues s’expliquent par l’extrême sensibilité de l’héroïne, en proie à ses hallucinations, son imagination débordante ou au hasard. La clef des romans d’Ann Radcliffe se situe à la fin du récit, dans laquelle des événements inexplicables trouvent un éclaircissement d’ordre rationnel. Grâce à cette technique, l’auteur désirait à la fois avertir les jeunes filles de la bonne société des dangers d’une sensibilité excessive et rendre justice au roman gothique pour que celui-ci soit considéré comme un genre littéraire respectable. En effet, l’auteur n’appréciait guère la direction que prenait le gothique après la publication du Moine (1796) de Matthew Gregory Lewis, connu pour son extrême violence, ses scènes de satanisme et ses thèmes subversifs (viols, inceste, parricide) justifiés seulement par les passions des personnages principaux.
influences
Les thèmes chers à Radcliffe sont donc : le surnaturel, les ruines, l’amour impossible et le triomphe de la raison. C’est surtout pour ses descriptions de paysages sublimes qu’elle fut remarquée. Ces dernières furent influencées par la peinture de Claude Gellée dit Le Lorrain, Gaspard Dughet et Salvator Rosa. Comme les voyages étaient coûteux, les tableaux de ces artistes constituèrent de précieuses sources d’inspiration pour installer le cadre de ses romans, la plupart situés dans le sud de la France ou en Italie. Ann Radcliffe se plaisait d’ailleurs à comparer l’œuvre du Lorrain au travail d’un poète. En observant l’un de ses tableaux, elle s’exclama : « vous voyiez la lumière véritable du soleil, vous respiriez l’air de la campagne ».
Huile sur toile, 98 x 137 cm
Musée des Beaux-Arts de Grenoble
Admirée par Balzac, Hugo et Baudelaire, Ann Radcliffe influença des romancières britanniques telles que les sœurs Brontë qui appréciaient la personnalité de ses héroïnes, mais également les maîtres plus tardifs du fantastique comme Edgar Allan Poe et Bram Stoker. Le podcast de France Culture à son sujet est parfait pour en apprendre plus : www.franceculture.fr/personne-ann-radcliffe.