Rosa Bonheur, peintre animalière d’exception dans le paysage culturel français et prisée du public anglo-saxon, tombe dans un relatif oubli après sa mort, jusqu’à sa redécouverte à partir des années 80

Formation et reconnaissance

Fille d’un professeur de dessin saint-simonien qui a épousé son élève, Marie-Rosalie Bonheur connaît une enfance dorée dans la campagne bordelaise avant que la famille ne s’installe à Paris en 1829. A la mort de sa mère, Rosa Bonheur entre à l’école élémentaire, puis en apprentissage en tant que couturière. Très tôt, Raymond Bonheur encourage les aptitudes artistiques de ses enfants ; Rosa se consacre d’ailleurs entièrement à la peinture et au dessin à partir de ses 13 ans. Formée dans l’atelier de son père comme apprentie, elle fréquente le Louvre où elle copie les maîtres.

Rosa Bonheur, Etudes de renards, graphite sur papier, Musée d'Orsay
Etudes de renards, graphite sur papier

En 1839, elle commence à étudier les animaux d’après nature, ce qui deviendra son sujet de prédilection. Elle expose pour la première fois au Salon à l’âge de 19 ans. En 1848, sa médaille de première classe lui permet de recevoir une commande de l’Etat et d’attirer de riches amateurs parmi sa clientèle. Cette commande est un monumental tableau agraire intitulé Labourage nivernais dit Le Sombrage (cf photo de couverture), qui remporte un tel succès au Salon de 1849 que le Directeur de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts le fait rentrer dans les collections du Musée du Luxembourg. La même année, Rosa Bonheur remplace son père à la direction de l’Ecole gratuite de dessin pour jeunes filles, poste qu’elle conserve jusqu’en 1860. “Suivez mes conseils” encourage-t-elle ses élèves “et je ferai de vous des Léonard de Vinci en jupons”.

“Une peinture d’homme”

La gigantesque toile du Marché aux chevaux connaît une reconnaissance internationale après le Salon de 1853, saluée comme une “peinture d’homme” par la critique. L’ oeuvre part en tournée en Belgique et en Angleterre où elle est présentée à la reine Victoria, puis aux Etats-Unis où elle est achetée à 268 000 francs. Rosa Bonheur consolide sa notoriété en donnant des interviews et en organisant la reproduction gravée de son oeuvre.

À l’Exposition Universelle de 1855, elle présente La Fenaison en Auvergne pour laquelle elle obtient une médaille d’or. À partir de 1856, elle n’expose plus au Salon, toute sa production picturale étant déjà vendue à l’avance. Doté d’un sens des affaires redoutable, Rosa Bonheur confie la diffusion de son oeuvre à la maison Goupil et à son agent Ernest Gambart.

Rosa Bonheur, Le Marché aux chevaux, Metropolitan Museum of Art
Le Marché aux chevaux, 1852-1855
Huile sur toile, 244 x 507 cm
Metropolitan Museum of Art, New York
permis travestissement Rosa Bonheur

Pour pouvoir se rendre aux marchés aux bestiaux, Rosa Bonheur obtient de la Préfecture de Police l’autorisation d’un permis de travestissement renouvelable tous les six mois, dont la loi ne sera abrogée qu’en… 2013. Elle se façonne l’identité publique d’une femme indépendante tant financièrement qu’émotionnellement. Célibataire, elle vit en compagnonage avec son amie d’enfance Nathalie Micas, elle aussi peintre. Elle porte les cheveux courts, fume, monte à cheval et pratique le tir à la carabine, mais curieusement, son mode de vie émancipé ne fait pas scandale ; Rosa Bonheur est d’ailleurs en robe sur les photographies officielles. “J’ai toujours mené une vie honorable” affirme-t-elle, “je n’ai jamais voulu aliéner ma liberté afin de mieux m’acquitter de la mission sainte que je m’étais fixée. J’ai toujours voulu relever la femme”, ce qui prouve son engagement à ne pas s’enfermer dans un rôle genré, tout en s’accommodant de certaines conventions requise par sa condition.

Consécration

Saluée par ses contemporains (Eugène Delacroix, Théodore Géricault et Camille Corot), Rosa Bonheur devient la peintre la plus vendue de son siècle, devant même ses homologues masculins. À 37 ans, elle est la première française à acheter un château grâce au fruit de son travail, à By en lisière de la forêt de Fontainebleau.

Elle se fait construire un gigantesque atelier de style néo-gothique en ossature métallique et innove en installant un système électrique pour obtenir la lumière dont elle a besoin dans sa pratique. Elle aménage un espace pour les animaux dans le parc. Restaurée depuis 2017, la demeure accueille le public sur réservations.

En 1864, l’impératrice Eugénie lui rend visite à l’improviste pour l’inviter à déjeuner au Château de Fontainebleau, ce que montre la gravure aquarellée ci-dessous. Alors occupée au Cerf sur les longs rochers, “sa Majesté est venue me surprendre avec toute sa cour” conte Rosa Bonheur dans une lettre à son frère, “tu peux t’imaginer combien j’aurais d’abord voulu me cacher dans quelque trou de souris. Heureusement, j’ai seulement eu à retirer ma blouse et à mettre une veste”.

L’année d’après, l’impératrice revient lui remettre les insignes de la Légion d’Honneur. Cette admiratrice de Marie-Antoinette qui avait soutenu la candidature de George Sand à l’Académie Française explique : “j’ai voulu que le dernier acte de ma régence fut consacré à montrer que le génie n’a pas de sexe pour marquer l’importance que j’attache à ce grand acte de justice”. Rosa Bonheur est la première artiste à obtenir cette distinction, promue au grade d’Officier en 1894. Jusqu’ici, les femmes recevaient cette récompense pour un acte de bravoure ou un service déclaré rendu à la nation.

Visite de l'impératrice Eugénie à Rosa Bonheur

En 1867, elle montre de nouveaux ses toiles en public, à l’Exposition Universelle. Elle voyage et s’entoure de personnalités politiques et artistiques à la mode comme le président Sadi Carnot, le compositeur George Bizet ou Buffalo Bill. Ce dernier venu à Paris en tournée pour son spectacle de 1889 lui donne l’autorisation de circuler librement dans son campement de Neuilly, où elle croque chevaux et bisons. Pour le remercier, elle offre à l’américain son portrait.

Postérité

Anna Klumpke, Portrait Rosa Bonheur
Anna Klumpke, Portrait de Rosa Bonheur, 1898
Huile sur toile, 98,1 x 117,2 cm Metropolitan Museum, New York

Rencontrée à l’automne 1889 juste après le décès de Nathalie Micas, la peintre américaine Anna Klumpke (1856 – 1942) vient vivre à By pour portraiturer à plusieurs reprises Rosa Bonheur et l’aider à écrire ses mémoires. Atteinte de congestion pulmonaire sans avoir pu terminer son dernier tableau qu’elle souhaitait envoyer à l’Exposition Universelle de 1900, l’artiste fait de Anna Klumpke son héritière légataire. Cette dernière écrit la biographie de son amie et se charge de son inventaire en recensant une collection de 2100 tableaux, aquarelles, dessins, gravures et sculptures, la plupart vendues à la Galerie George Petit. Le fonds public français est conservé au Département des arts graphiques du Louvre, au Château de Fontainebleau et au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Inhumée au Cimetière du Père Lachaise, Rosa Bonheur repose dans la concession léguée par la famille Micas, aux côtés de Nathalie et d’Anna Klumpke dont les cendres furent rapatriées des États-Unis en 1948.

Devenue un modèle pour les créatrices du 20e siècle, Rosa Bonheur fait l’objet de nouvelles biographies mais sa pratique artistique est jugée désuète au regard des courants d’art modernes et sa gloire faiblit rapidement après sa mort. Elle est volontiers associée au monde bourgeois auquel l’avant-garde s’est opposée, ce qui a été amplifié par la glose sur ses positions politiques (Cézanne est à son égard très virulent). Elle tombe dans un relatif oubli jusqu’à sa redécouverte à la fin des années 80, notamment grâce à la rétrospective itinérante de 1997 à Bordeaux, Barbizon et New York.

Style et technique

La carrière de Rosa Bonheur s’est effectuée à l’écart des courants artistiques en vigueur, même si elle demeure proche de l’école de Barbizon et du réalisme. Elle choisit délibérément de se tourner vers l’anatomie, le paysage de fond et le grand format, plutôt que la scène de genre ou la nature morte. De sa clientèle fortunée, elle représente régulièrement les animaux de compagnie. Elle s’attache à saisir la beauté du corps des bêtes révélées dans leurs attitudes et présence. Une étude approfondie est accordée à leur pelage et à l’expression transmise par leurs yeux. Contrairement à l’exotisme d’un Géricault ou le lyrisme de Troyon, il ne s’agit pas de transmettre l’anthropomorphisme du sujet ou de le rendre prétexte à une scène héroïque peu vraisemblable.

Pour ce faire, Rosa Bonheur réalise des milliers d’ébauches préparatoires et esquisses sculptées, qui lui permettent de retranscrire le caractère propre à chaque espèce et témoignent des étapes de sa pratique. C’est en vérité l’émotion ressentie face au sujet qui prime, plus que la technique employée. Pourtant, sa palette se distingue par sa touche nette et colorée. Son traitement minutieux de la lumière couplé au dessin vigoureux donne à la scène l’énergie nécessaire pour lui conférer noblesse et dignité, ce que ses contemporains souligneront.

Certains croquis ne manquent toutefois pas d’humour, ainsi qu’en témoigne le feuilleton dessiné de ses “très véridiques aventures” au Château de By l’année 1870, où elle n’hésite pas à se mettre en scène dans des situations cocasses auprès de ses chers animaux. Une partie de ces dessins sont visibles sur le catalogue en ligne du Musée d’Orsay : www.musee-orsay.fr/fr/collections/catalogue-des-oeuvres/resultat-collection.html

Pour en savoir plus sur le terrain, il reste la visite du même musée (womensarttours.com/visite/le-salon-des-refusees) ou encore celle au Cimetière du Père Lachaise (womensarttours.com/visite/reanimer-les-gisantes-du-pere-lachaise).

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