Longtemps reléguée à son statut de modèle, Elizabeth Siddal constitue le point de départ pour la recherche sur les femmes dans le mouvement préraphaélite

Elizabeth Siddal, La Complainte des dames, 1856
Tate Britain, Londres
Elizabeth Siddal, La Complainte des dames, 1856
Aquarelle sur papier, 24,1 x 22,9 cm, Tate Britain, Londres

Dans la nuit du 10 février 1862, Dante Gabriel Rossetti, de retour chez lui après avoir enseigné au Working Men’s College, trouva sa femme si souffrante qu’il fut incapable de la ranimer, malgré l’aide de quatre docteurs. Siddal, qui avait développé une dépendance au laudanum, mourut d’une overdose, peut-être d’un suicide. Si la cause du décès fut qualifiée d’ « accidentelle » par le médecin légiste, certaines sources suggèrent que Rossetti découvrit une lettre d’adieu, que son ami Ford Madox Brown lui aurait conseillé de brûler.

Depuis la fin du 19ème siècle, la légende d’Elizabeth Siddal n’a cessé de fasciner peintres, poètes et cinéastes, finissant par occulter sa carrière. Journaux intimes, lettres et correspondance d’artistes nous livrent l’image d’une femme au caractère résolument énigmatique. On compte cinq tableaux pour lesquels Siddal a posé en tant que modèle professionnel. On ne connaît qu’une quinzaine de poèmes de sa main et une centaine d’esquisses, dessins et aquarelles. De nombreuses pièces ont été détruites ou perdues.

environnement socio-familial

Elizabeth Eleanor Siddal est née le 25 juillet 1829 au 7 Charles Street de Londres. À la naissance de sa fille, Charles Crooke Siddall possédait une échoppe de coutellerie. En 1831, les Siddall déménagèrent à Southwark, côté sud de la capitale. Charles ouvrit en 1833 un commerce au sein de sa propre demeure. C’est ici que naquirent ses autres enfants.

Autodidacte, Elizabeth apprit à lire et écrire. Elle se mit à apprécier la poésie après la découverte d’une œuvre de Tennyson sur un emballage, ce qui l’amena à écrire ses propres poèmes. A la fin des années 1840, Siddal entra au service de la modiste Mme Tozer. C’est ainsi qu’elle fit connaissance avec le cercle préraphaélite, probablement en travaillant en tant que couturière pour la famille Deverell, dont le fils cherchait un modèle pour le rôle de Viola dans La Nuit des rois de Shakespeare.

Les Siddall ne furent pas difficiles à convaincre : conscients de l’état de santé délicat de leur fille qui espérait rentrer dans une école d’arts appliqués, ils admirent que les conditions de travail seraient moins fastidieuses, et le salaire plus attractif. La nature exacte de sa rémunération est pourtant demeurée obscure. Quelques indices glanés dans la correspondance de Rossetti sous-entendent qu’elle posa gratuitement pour ses amis artistes.

Elizabeth Siddal incarne un type de beauté atypique, bien différent des canons de madones issus de la Renaissance qu’on trouvait dans la peinture d’histoire et de genre de l’époque. Grande, les hanches et la poitrine peu marquées, elle portait les cheveux en chignon décoiffé ou lâchés. Elle ne s’habillait pas comme les femmes victoriennes, préférant les robes amples avec manches bouffantes aux corsets et crinolines. Son épaisse chevelure rousse, son teint pâle, ses paupières lourdes et fines lèvres constituent les traits qui ont rendu l’esthétique des préraphaélites célèbre.

une brève mais fulgurante carrière

À la fin de l’automne 1851, John Everett Millais peint sur le motif près de la rivière Hogsmill. Il en résulte le paysage d’Ophélie, toile pour laquelle Siddal pose habillée dans une baignoire remplie d’eau, chauffée au-dessous par des lampes à huile, mais les bougies s’éteignirent. Millais ne s’en serait pas aperçu. Siddal attrapa une pneumonie, et son père menaça de traduire le peintre en justice s’il refusait de payer la note du médecin qui s’élevait à 50 livres.

C’est à partir de cet instant que Rossetti prit la décision de préserver jalousement celle qu’il surnommait avec affection « Guggums ». Le couple vit coupé de son entourage familial et amical, dans un monde peuplé de rêves et de légendes. Le jeune homme développe une étrange fascination pour sa partenaire qu’il représente inlassablement, sur une centaine de dessins. Progressivement, le modèle se confond avec le personnage de Béatrice, la bien-aimée de Dante dont Rossetti partage le prénom et les origines latines. Ce dessin à la plume évoque la nature fusionnelle du couple. Rossetti a inversé les rôles traditionnels de l’artiste et de la muse, cette fois-ci, c’est Elizabeth qui est assise à son chevalet et Gabriel qui pose pour elle.

Elizabeth Siddal accorde elle aussi une grande importance à la représentation du détail et à l’agencement de la composition. Tiré d’un poème de son contemporain, l’auteur Robert Browning, Pippa Passes dépeint les épreuves de l’héroïne éponyme en la confrontant à un groupe de prostituées qui se moquent d’elle, afin de susciter chez le spectateur un sentiment d’empathie.

Elizabeth Siddal, Clerk Saunders, 1857
Elizabeth Siddal, Clerk Saunders, 1857
Aquarelle, gouache et craies de couleur sur papier marouflé, 28,4 x 18,1 cm
Fitwilliam Museum, Cambridge

En 1855, le critique d’art John Ruskin devient son mécène et lui offre 150 livres par an en échange de l’acquisition de toutes les œuvres qu’elle produirait. En mai 1857, Siddal est la seule femme invitée à l’exposition préraphaélite de Russell Place : elle y présente, entre autres, Clerk Saunders, qui part pour l’exposition d’art britannique à New York, par la suite vendue au collectionneur Charles Norton pour 40 livres. À ce moment, la relation avec Rossetti s’émousse, Siddal déménage à Sheffield et suit des cours de dessin dans une école d’arts appliqués.

Peu avant ce départ, en voyageant dans la campagne anglaise pour améliorer sa santé, elle commence à peindre Dame attachant un fanion à la lance d’un chevalier, sujet influencé par le thème de l’amour courtois.

La scène est chargée de mélancolie puisque le personnage féminin aide le chevalier à se préparer pour ce qui semble être le combat final, le fanion symbolisant le gage d’affection éternelle. Ce motif est redoublé à l’arrière-plan où se dessine la silhouette de l’écuyer qui apprête la monture pour le tournoi. Empruntée à la peinture Renaissance, la fenêtre qui s’ouvre sur l’extérieur, en marge de la composition, est un procédé récurrent de l’oeuvre siddalienne.

Elizabeth Siddal, Dame attachant un fanion à la lance d'un chevalier, vers 1856, Tate Britain
Elizabeth Siddal, Dame attachant un fanion à la lance d’un chevalier, vers 1856, 13,7 x 13,7 cm
Tate Britain, Londres

De la figure tragique au vampire

Les portraits par Rossetti montrent Siddal dans le rôle d’une femme fatale ou de la demoiselle en détresse, brouillant les limites entre réel et fantasmes. Sa belle-sœur Christina Rossetti (1830 – 1894) décrit ce paradoxe dans son poème Dans l’atelier de l’artiste (1856) :

Un visage ressort de toutes ses toiles/ Une figure identique est assise, marche ou se penche/ Il se repaît des traits de son visage jour et nuit/ Non telle qu’elle est, mais telle qu’elle emplit ses rêves

Le portrait de Barbara Leigh Smith, réalisé à Hastings pendant la convalescence de Siddal qui se remettait d’une pneumonie, convoque une féminité pleine de dignité. Elle pose avec une couronne d’iris dans les cheveux. La pose de profil permet à l’artiste d’accentuer le modelé de ses traits.

Contrairement à la vision idéalisée des artistes masculins qui l’ont représentée, cette toile d’Elizabeth Siddal révèle un autoportrait sans concessions. C’est le seul tableau à l’huile que l’artiste termina de son vivant. On y aperçoit non la beauté éthérée qui transparaît dans les dessins de ses contemporains, mais une impression de lassitude.

De retour à Londres, Siddal attendit en vain que Rossetti fasse sa demande en mariage. Elle était si malade qu’il dut la porter le 23 mai 1860, jour de la cérémonie. Après sa fausse couche, elle poursuivit sa production écrite et se tourna vers la décoration d’intérieur.

Sa mystérieuse mort a donné lieu à de curieux récits. Charles Augustus Howell, l’agent de Rossetti, aurait été à l’origine de l’expédition menée pour déterrer le recueil de poèmes dissimulé dans le cercueil. C’est Howell qui se mit à diffuser le mythe du corps parfaitement préservé d’Elizabeth Siddal, recouvert par sa chevelure rousse. Pendant les années 1860, on racontait même qu’un vampire hantait le cimetière de Highgate : www.dark-stories.com/vampire-du-cimetiere-de-highgate.html. Les rumeurs circulèrent tôt : on murmure que Rossetti débuta la réalisation de Beata Beatrix en dessinant sa femme inconsciente.

Si conservateurs et historiens d’art commencent tout juste à s’intéresser à la production d’Elizabeth Siddal, sa poésie ne fut en revanche jamais publiée de son vivant. Il convient de remettre au goût du jour cette peintre-poète dont le talent a souvent été dénigré par rapport à l’influence de son maître. Son œuvre se trouve principalement en Angleterre : l’Ashmolean et le Fitzwilliam Museum notamment, possèdent chacun un exemplaire de du portfolio photographique de ses dessins établi par Rossetti après sa mort : collections.ashmolean.org/collection/search. Le manoir de Wightwick (www.nationaltrustcollections.org.uk/results?SearchTerms=Elizabeth+Siddal), la Tate Britain, le Musée de Birmingham puis quelques collections particulières, américaines et canadiennes, regroupent le reste de son corpus.

Sister Helen Elizabeth Siddal
Soeur Hélène, vs.1854, craies, plume et encre brune sur papier 15 x 13 cm, Manoir de Wightwick Wolverhampton

Je repose dans l’herbe haute et verdissante

Qui ploie au-dessus de ma tête,

Et recouvre mon visage dévasté,

Et me glisse dans son lit

Avec la tendresse et l’amour

De l’herbe qui s’est refermée sur les morts

(“Un an et un jour”)

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