Seule femme à participer à la toute première exposition impressionniste, Berthe Morisot cherche à saisir l’instant des scènes qui s’offrent à ses yeux grâce à un coup de pinceau rapide et une palette de tons pastel
“Berthe, on ne saura jamais peindre ça”
Fille d’un préfet du Cher nommé à la Cour des comptes de Paris en 1855, Berthe Morisot, ainsi que ses deux soeurs aînées Yves et Edma, grandissent dans l’aisance financière sur la colline de Passy. Le père ayant une formation d’architecte et la mère pouvant se revendiquer de l’ascendance de Fragonard, le milieu familial de Berthe Morisot est favorable à la pratique artistique.
Conformément au modèle d’éducation bourgeois, les trois soeurs prennent des cours de musique, puis de dessin à partir de 1857 sous l’égide d’Alphonse Chocarne. Les filles Morisot ne s’entendent guère avec leur professeur, opposé aux idées de Delacroix.
Yves abandonne la peinture, tandis qu’Edma et Berthe choisissent de rejoindre l’atelier du peintre lyonnais Joseph Guichard, un ancien élève d’Ingres. Il les emmène copier Le Titien et Véronèse au Louvre. Guichard repère très vite les capacités des Morisot : “Avec des natures comme celles de vos filles, ce ne sont pas des talents d’agrément que mon enseignement leur procurera ; elles deviendront des peintres” déclare-t-il à leurs parents.
Huile sur toile, 60 x 73,4 cm, collection particulière
Grâce à Guichard, les soeurs Morisot rencontrent Camille Corot, avec qui elles vont peindre sur les bords des Hauts de Seine. Corot leur ouvre les portes du Salon en 1864 où elles exposent des paysages en tant qu’amateurs. Paraît alors la première critique d’une oeuvre de Berthe Morisot dans la presse : “les étoffes blanches qui enveloppent le corps de la jeune femme sont très fines et chaudement colorées, le paysage est de vrai ton (…) peint avec beaucoup d’énergie“.
Le père d’Edma et de Berthe Morisot fait construire un atelier dans le jardin du domicile familial. On compte Corot, mais aussi Jules Ferry, les peintres Alfred Stevens, Félix Bracquemond, Carolus-Duran, Pierre Puvis de Chavannes et Henri Fantin-Latour, parmi les habitués du dîner du mardi.
“Fantin m’a bien parlé de vous”
À la fin de l’année 1867, les soeurs Morisot font la connaissance d’Édouard Manet par l’intermédiaire de Fantin-Latour, lors d’une séance de dessin au Louvre. Après le scandale du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia, c’est un artiste qui jouit d’une réputation sulfureuse. Si c’est d’abord Edma qui exprime pour Manet sa grande admiration (Corot préférait d’ailleurs les tableaux d’Edma Morisot à ceux de sa soeur), son mariage avec Adolphe Pontillon lui fera progressivement interrompre sa pratique artistique. Le couple s’installe à Lorient et Edma se limite aux copies au pastel des oeuvres de Berthe.
Huile sur toile, 43,5 x 73 cm
National Gallery of Art, Washington
Une relation de proximité naît entre Manet et Morisot. On a peut-être trop souvent suggéré la possibilité d’une idylle, notamment à cause du mariage en 1874 de Morisot avec Eugène Manet, le frère du peintre. C’est en effet le moment où Édouard Manet cesse de portraiturer celle qui avait posé une dizaine de fois pour lui. En réalité, le lien entre les deux artistes était plus complexe : si Manet n’a jamais représenté son amie à son travail, il n’hésite pas à lui demander de retravailler ses toiles, comme Jeune fille à la fenêtre ou bien à les retoucher lui-même (Madame Morisot et sa fille, Madame Pontillon, 1870).
Sur le plan pictural, les échanges sont nombreux. Manet reprend le motif du personnage face à la grille, dos tourné au spectateur de Femme et enfant dans un pré (1871) pour son Chemin de fer (1872-1873). La balustrade de Femme et enfant au balcon (1872) rappelle quant à elle Le Balcon de Manet (1869). Il arrive que Morisot ressente de la frustration face à cette influence : “cela ressemble à du Manet” écrivit-elle à sa soeur à propos de cette Vue de Paris. “Je m’en rends compte et j’en suis agacée”.
Huile sur toile, 46 x 81,6 cm, Santa Barbara Museum of Art
En 1872, Morisot demande à Manet de montrer son travail au marchand d’art Paul Durand-Ruel, qui lui achète quelques toiles et aquarelles. Sa palette s’éclaircit, sa touche s’affirme, elle s’éloigne du style de Manet, elle est admirée par Edgar Degas. Les fréquents séjours de Morisot dans la propriété de sa soeur au bord de l’Oise pour travailler témoignent de cette évolution (Le Berceau, 1872 ; La Chasse aux papillons, 1874). Par ailleurs, les deux soeurs prennent position en soutenant des personnalités comme Léon Gambetta suite à la guerre franco-prussienne, contrairement aux hommes de la famille qui eux adoptent des idées plus conservatrices.
Premières impressions
En décembre 1873, Berthe Morisot, en compagnie de Claude Monet, Camille Pissarro, Auguste Renoir et Edgar Degas fondent la Société Anonyme des Artistes Peintres, Sculpteurs et Graveurs (Manet refusa d’en faire partie). Le jury du Salon de 1873 avait été particulièrement sévère – le tableau Blanche de Morisot fut toutefois accepté – et cette organisation permettrait à ses signataires d’exposer en marge des instances officielles.
La première exposition impressionniste eut lieu en 1874, dans l’atelier des photographes Nadar. Une semaine avant le vernissage, Puvis de Chavannes avait tenté de convaincre Morisot du fiasco de l’entreprise, mais elle y montra quatorze huiles, trois pastels et trois aquarelles, dont Le Berceau.
Huile sur toile, 56 x 46 cm
Musée d’Orsay, Paris
Avec ses frères de pinceaux, Morisot participe à une vente aux enchères à qui créé une telle polémique que des agents de police doivent être placés devant l’hôtel Drouot. Elle y reçoit les meilleures critiques et les prix de ses toiles sont les plus élevés. À toutes ces manifestations, elle est régulièrement accusée de se donner en spectacle.
À la deuxième exposition impressionniste qui accueille des milliers de visiteurs dans la galerie Durand-Ruel, Berthe Morisot présente seize oeuvres, notamment Femme à sa toilette. La presse déplore l’inachevé de ses peintures. Le plus fervent détracteur de l’impressionnisme, Albert Wolff, est n’est pas aussi catégorique à son égard : “la grâce féminine se maintient au milieu des débordements d’un esprit en délire”.
60,3 x 80,4 cm, Art Institute of Chicago
À partir de 1877, les critiques sont de moins en moins divisés. On loue la finesse de ses coloris, sa touche vaporeuse et sa spontanéité. Dans L’Artiste, George Rivière va même jusqu’à affirmer que son style surpasse celui de son ancien maître : ”Son oeil est sensible, plus sensible encore que celui de M. Manet qui, entraîné souvent par la puissance (…) néglige les tons”.
Scènes de la vie intime
The Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown
La seconde moitié des années 1870 est marquée par le mariage de Berthe Morisot et la naissance de sa fille. En 1875, le couple part en Angleterre, où l’artiste peut admirer à loisir les oeuvres de Gainsborough et de Turner. Les nombreuses marines qu’elle exécute à l’aquarelle fixent sur le papier l’activité foisonnante du port de Cowes, les reflets de l’eau et la météo capricieuse des côtes britanniques.
Morisot a trouvé en son époux, artiste amateur pour sa part, un soutien indéfectible. Eugène Manet est le seul homme qui apparaît dans son oeuvre. Dans cette toile réalisée pendant leur voyage de noces, Morisot substitue à la traditionnelle figure féminine confinée dans un intérieur bourgeois un portrait de son mari de trois quarts, observant le quai par la fenêtre. Ce jeu entre l’intérieur et l’extérieur, ainsi que le rôle du regard, sont caractéristiques de sa production artistique.
38 x 46 cm, Musée Marmottan-Monet, Paris
Si Morisot est devenue “Madame Manet” pour ses amis, elle continue de signer ses oeuvres sous son nom de jeune fille. Sa notoriété et son statut social la conduisent à ouvrir son salon le jeudi, où elle reçoit le tout-Paris artistique et littéraire. Berthe Morisot considère Eva Gonzalès (ancienne élève et modèle de Manet) avec défiance, mais elle se lie d’amitié avec Marie Bracquemond et Mary Cassatt, grâce à qui elle participera à deux expositions du Woman’s Art Club de New York. Mais c’est surtout auprès d’Adéle d’Affry – qui expose sous le pseudonyme de “Marcello” – qu’elle se livre. Elle se rapproche aussi de Stéphane Mallarmé, à qui elle confiera la tutelle de sa fille à la mort de son époux en 1892.
Seule la naissance de Julie Manet empêchera Berthe Morisot de manquer une exposition impressionniste, celle de 1879. Julie Manet devient son modèle favori, qu’elle représente dans une infinie variété de poses et d’activités. Ces tableaux témoignent du développement de l’enfant que l’on voit devenir jeune femme. Mère et fille sont très complices, elles partagent le goût et la pratique de la peinture.
Les Pâtés de sable, 1882
Huile sur toile, 92 x 73 cm
Collection particulièreLa Mandoline, 1889
Huile sur toile, 55 x 57 cm
Collection particulièreJulie rêveuse, 1894
Huile sur toile, 64 x 54 cm
Collection particulière
En pleine lumière
Berthe Morisot apparaît comme une des figures de proue de l’impressionnisme. En 1882, elle expose à Londres. À Bruxelles au Salon des XX cinq ans plus tard, elle présente Le Lever, auprès d’artistes d’avant-garde comme George Seurat et Camille Pissarro. En 1892 a lieu sa première exposition personnelle à la galerie Boussod et Valadon, fondée par Adolphe Goupil, au départ hostile à l’impressionnisme. Cet événement rencontre un accueil très favorable. Enfin, lorsque Gustave Caillebotte lègue sa collection à l’État, Mallarmé signale l’absence de Berthe Morisot et peut ainsi faire acheter Jeune femme en toilette de bal au Musée du Luxembourg.
Huile sur toile, 71 x 54 cm
Musée d’Orsay, Paris
Morisot est très active pour récupérer le patrimoine d’Édouard Manet, en organisant une rétrospective posthume en 1884, et en participant à la souscription lancée par Monet pour l’acquisition d’Olympia par l’état. Elle parvient à acheter son Portrait au bouquet de violettes exécuté par son beau-frère.
À partir de 1881, Berthe Morisot passe presque tous ses hivers à Nice, qu’elle apprécie pour son climat doux et surtout sa lumière. Elle n’hésite pas à emprunter des bateaux de pêcheurs pour peindre directement sur le motif. Bateau illuminé, une marine nocturne exécutée lors de son dernier séjour niçois, retranscrit les miroitements de la lune sur les vagues.
Villa aux orangers, 1882
Huile sur toile, collection particulièreLe Port de Nice, 1882
Huile sur toile, 43 x 53 cm
Musée Marmottan-MonetBateau illuminé, 1889
Huile sur toile, 26,4 x 20,5 cm
Collection particulière
L’intérêt de Morisot pour le paysage se traduit dans ses nombreuses représentations de sa résidence secondaire, située à Bougival. Sa touche de plus en plus énergique donne l’impression que le tableau n’a été réalisé qu’en une seule fois. Les éléments de la composition sont rapidement esquissés, les tâches de couleur floutées. Ce qui accroche notre regard, c’est la façon dont la lumière transforme la scène. Selon Émile Blanche, “elle est la seule femme peintre qui ait su garder la saveur de l’incomplet et du joliment inachevé, dans des toiles très poussées, abandonnées avec impatience, reprises avec rage et toujours fraîches comme au premier jour”.
Huile sur toile, 73 x 92 cm
Musée Marmottan-Monet
Innovations
La dimension fugace, éphémère, qui se dégage des oeuvres de Berthe Morisot devient sa marque de fabrique. Elle cherche à capter le mouvement, mais aussi à représenter le monde qui l’entoure. Si on a longtemps considéré la vie moderne selon la vision de Charles Baudelaire qui rend compte de l’espace urbain public, on peut aussi percevoir chez Morisot une volonté de dépeindre des instants de vie quotidienne. D’ailleurs, elle n’hésite pas à portraiturer le travail domestique : Morisot confère à ces blanchisseuses, servantes et nourrices une certaine dignité en rendant ces tâches ménagères et silencieuses visibles.
Huile sur toile, 46 x 67 cm
Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague
Le geste très expressif de Berthe Morisot témoigne d’une recherche en continu sur l’aspect matériel de l’huile. Elle gratte la toile pour enlever des couches de peinture, lui donner des effets de texture et laisser de l’espace en réserve. Certains tableaux sont, quant à eux, complètement recouverts. À partir de 1885, la ligne prend de plus en plus d’importance, tout comme de grands à-plats de couleur qui structurent la composition. Les modèles sont certes identifiables, mais sa technique se situe à la limite de l’abstraction.
Dans les dernières années de sa carrière, Berthe Morisot explore d’autres techniques, comme la sculpture et la pointe sèche. Son amitié avec Mallarmé l’amène à illustrer ses poèmes pour La Revue Indépendante. La série du Cerisier (1891; plus d’1,50 m de long) constitue son oeuvre la plus imposante : elle représente Julie et sa cousine Jeanne Gobillard dans le jardin de la résidence Manet à Mézy. Ces grands formats sont le résultat de plusieurs études préparatoires au fusain ou au pastel.
14 x 11 cm, Musée Marmottan-Monet
héritage
Berthe Morisot meurt à l’âge de 54 ans en soignant sa fille. “Sans profession” peut-on lire sur sa tombe au cimetière de Passy. Elle légue la plupart de ses oeuvres à ses amis impressionnistes. Le premier hommage posthume prend la forme d’une rétrospective montée en 1896 à la galerie Durand-Ruel. La préface du catalogue est rédigée par Mallarmé.
Julie Manet décrit l’effervescence des préparatifs de l’événement dans son Journal : “À la fin de la journée on se demande comment tout sera prêt pour le lendemain (…) lorsque la nuit tombe, que seuls les tableaux gardent quelques rayons de la lumière qui les éclaire, que tous ces portraits de jeunes filles sont de plus en plus vivants et que le paravent paraît encore plus une muraille ; M. Monet demande à M. Degas de vouloir bien essayer demain matin ce fameux paravent dans la salle du fond, mais M. Degas prétend qu’on ne verra plus les dessins”.
Berthe Morisot se porte bien dans la programmation événementielle de musées européens et américains : elle est mise à l’honneur au Musée de l’Orangerie en 1941, au Musée des Beaux-Arts de Boston en 1960 et l’année suivante, au Musée Jacquemart-André. Plus récemment, le Palais des Beaux-Arts de Lille (2002), le Musée Thyssen de Madrid (2012) et le Musée des Beaux-Arts du Québec (2018) lui ont dédié des expositions monographiques.
Nourri par les dons des héritiers de l’artiste, le Musée Marmottan-Monet possède depuis 1997 le plus importante fonds de ses oeuvres : www.marmottan.fr/collections/berthe-morisot/. En 2013, Après le déjeuner (1881) atteint les records de vente sur le marché de l’art pour une oeuvre réalisée par une femme. La dernière grande rétrospective dans une institution nationale était celle de 2019 du Musée d’Orsay : www.youtube.com/watch?v=Kw9v2Lps0FA&t=1065s. Vous pouvez découvrir les oeuvres de Morisot de la collection permanente avec notre visite guidée en cliquant ici : womensarttours.com/visite/le-salon-des-refusees/.
2 réponses sur « Berthe Morisot (1841-1895) »
Presentation très claire de la carrière de Berthe Morisot. Bravo ! Belle iconographie
Merci beaucoup pour ces tendres mots, Lattwein. À bientôt sur une visite ?