« Cette attention soudaine m’a surprise. Un jour, on me considérait comme une artiste qui explorait des combinaisons très personnelles de formes et de contenu et le lendemain, on m’informait calmement que j’étais surréaliste ! » nous dit Eileen Agar.
Le Centre Pompidou, avec sa dernière exposition sur le surréalisme, invite le visiteur à une véritable « plongée inédite » dans l’effervescence créative du mouvement, né en 1924 avec la publication du Manifeste d’André Breton. Ce labyrinthe d’œuvres, où l’art, la littérature et le cinéma se mêlent, propose une relecture ambitieuse de cette période emblématique de l’histoire de l’art.
Cette exposition fait écho à une précédente, Surréalisme au Féminin ?, qui s’était concentrée sur les créatrices ayant activement participé au mouvement. Organisée en non-mixité, elle visait à révéler ces créatrices souvent oubliées, et à offrir un éclairage sur leur contribution essentielle. Cette nouvelle exposition interroge donc : quelles évolutions avons-nous observées en termes de genre dans l’exposition artistique ? Le traitement des artistes femmes s’est-il amélioré depuis cette rétrospective, notamment dans une époque où les préoccupations sociales et éthiques sont au cœur des débats ?
Avec près de 500 œuvres et documents, l’exposition propose un parcours thématique riche qui alterne entre peintures, arts graphiques et les multiples extensions du surréalisme, comme le cinéma et la littérature. Fidèle à la tradition des expositions historiques, elle ambitionne d’émerveiller les visiteurs tout en leur offrant une immersion dans l’imaginaire surréaliste, jusque dans sa scénographie, où l’atmosphère onirique est soigneusement cultivée dès l’entrée.
UNE EXPOSITION AMBITIEUSE : ARCHITECTRE ET THEMES
L’exposition se structure autour de 13 grands thèmes, eux-mêmes subdivisés en sous-thèmes répartis dans plusieurs salles. Elle débute dans des espaces étroits et peu éclairés, avant de s’ouvrir progressivement à des pièces plus spacieuses et lumineuses. Ce parcours, conçu comme un labyrinthe, en donne véritablement l’impression. On évolue autour d’une salle ronde, évoquant la spirale d’une coquille d’escargot qui s’élargit à mesure que l’on progresse.
Les thèmes abordés cherchent à offrir une synthèse des multiples facettes du surréalisme. On y retrouve : Les médiums, Les rêves, Alice au pays des merveilles, Les chimères, Les monstres politiques, Les mères, Mélusine, la forêt, la pierre philosophale, la nuit, l’érotisme, Le cosmos.
Cette approche thématique ambitionne de couvrir la richesse et la diversité du surréalisme tout en offrant une vue d’ensemble.
Un foisonnement… parfois excessif
L’exposition est très dense et s’étend sur une longue durée. Les premières salles, étroites et encombrées d’œuvres, compliquent la circulation, notamment pour les personnes à mobilité réduite. Les visiteurs doivent se faufiler entre les tableaux et les installations, souvent au détriment d’une expérience fluide et confortable. À cela s’ajoute un manque d’assises qui ne permet pas de se reposer ou de s’immerger pleinement dans une œuvre, malgré la longueur de la visite.
Le foisonnement d’œuvres, bien qu’il offre une grande variété et de quoi satisfaire tous les goûts, finit par nuire à l’expérience. Trop de tableaux accrochés ensemble saturent l’espace visuel et gênent la circulation. Les visiteurs s’agglutinent, peinant à se frayer un chemin ou à contempler les œuvres dans de bonnes conditions.
Il faut attendre la seconde moitié de l’exposition pour accéder à des espaces plus vastes et respirer enfin. Cependant, la fatigue physique et visuelle est déjà installée :
- Les multiples stimulations visuelles rendent difficile la concentration sur une œuvre spécifique. Cette stimulation s’accompagne d’écran géant notamment dans la seconde salle de l’exposition, ce qui peut être difficile pour certaines personnes photosensibles. Le reste des films sont en noir et blanc, ce qui est une approche plus douce. En ce qui concerne le son ce dernier n’est pas si fort qu’il en fait mal aux oreilles.
- L’absence d’assises tout au long du parcours contraint à piétiner debout, une contrainte d’autant plus lourde dans une exposition aussi longue, surtout pour les personnes à mobilité réduite.
Ce manque de confort finit par peser sur l’expérience globale. Bien que l’idée de représenter la diversité du surréalisme soit louable, une sélection plus rigoureuse des œuvres aurait permis de créer un parcours plus fluide, agréable et immersif.
UNE MUSEOGRAPHIE QUI CREE DES AMBIANCES CONTRASTEES
Les couleurs et l’esthétique de l’exposition
L’exposition se déploie principalement dans des tons gris et noirs, évoluant progressivement vers un gris de plus en plus clair. Ce choix renforce l’impression labyrinthique du parcours : on ne sait jamais véritablement où l’on se trouve, ni si l’on quitte un thème ou en découvre un nouveau. Cette confusion semble avoir été réfléchie pour offrir une expérience immersive évoquant le caractère surréaliste de désorientation, entouré d’œuvres sur des murs uniformes et interminables.
Cependant, quelques salles se distinguent par des touches de couleur :
- Un mur jaune pâle dans la section dédiée au « Royaume des mères »,
- Des murs rouges dans la section Les Larmes d’Éros,
- Un mur bleu foncé marquant la transition vers Cosmos.
Si ces variations offrent un certain soulagement visuel et rythment le parcours, l’évolution vers une lumière plus blanche au fil de l’exposition fatigue les yeux. Le contraste des ambiances manque parfois de cohérence et pourrait être adouci pour améliorer le confort du visiteur.
Confort du visiteur et dispositifs interactifs
L’exposition cherche à être accessible à un large public, mais elle peine à atteindre cet objectif.
- Accessibilité physique : Comme mentionné précédemment, les espaces étroits et la surcharge d’œuvres rendent le parcours peu adapté aux personnes à mobilité réduite.
- Accessibilité intellectuelle : Pour les novices, l’exposition propose un panorama des grandes idées du surréalisme, ce qui peut être vu comme une introduction pédagogique. Pour un public plus averti, elle s’apparente davantage à une synthèse où la diversité des artistes exposés devient le principal attrait.
Cependant, les enfants et les familles sont peu pris en compte. La longueur du parcours et l’absence d’interactions ludiques rendent l’exposition peu engageante pour les plus jeunes. Un parcours adapté aux enfants, à leur hauteur ou incluant des activités interactives aurait été un atout majeur, à l’image des initiatives réussies du Musée d’Orsay. En outre, l’exposition manque d’éléments interactifs pour placer les œuvres dans un contexte plus riche. Les visiteurs sont confrontés à une présentation qui, malgré la richesse des œuvres, ressemble plutôt à un catalogue ouvert qu’à une exposition immersive et contextuelle. Le surréalisme, en tant que mouvement complexe et provocateur, gagne à être exploré à travers des dispositifs engageants, comme des projections, des vidéos ou des espaces multisensoriels. Ces derniers font surface dans certain lieu de l’exposition, ce sont des extraits de film bien choisis, par exemple La Maison du Docteur Edwardes d’Hitchcock.
LA PLACE DES FEMMES DANS LE SURREALISME ET DANS L’EXPOSITION
Figures féminines et invisibilisation dans l’histoire de l’art
Sur ce point, l’exposition se démarque positivement : l’inclusion des femmes est pleinement réalisée. Contrairement à de nombreuses expositions où les femmes sont reléguées au statut d’« exceptions » avec, seulement, quelques œuvres exposées, ici, elles représentent près de 50 % des artistes accrochés. Elles ne sont pas isolées dans une section dédiée, mais sont totalement intégrées dans chacun des thèmes. Cette approche les présente comme des actrices à part entière du surréalisme, plutôt que comme des figures marginales ou accessoires.
Cette évolution semble en partie le fruit du travail amorcé lors de l’exposition Surréalisme au féminin ?, qui avait déjà commencé à redéfinir leur place dans l’histoire du mouvement. Certaines œuvres présentes dans cette précédente exposition réapparaissent ici, mais la sélection actuelle se distingue par une volonté de présenter de nouvelles pièces et d’approfondir notre compréhension des contributions féminines. On découvre ainsi davantage leurs thèmes, leurs techniques et leurs choix de composition, qui enrichissent considérablement notre perception du surréalisme.
Parmi les œuvres marquantes, Suzanne Van Damme propose une perspective unique avec Couple d’oiseaux anthropomorphes (1944). Cette œuvre questionne subtilement le rapport entre genre et représentation, un thème souvent peu exploré par les artistes masculins du surréalisme. En dotant les oiseaux d’attitudes et de comportements humains, Van Damme pointe les biais de genre imposés aux deux sexes, tout en dénonçant les rapports de pouvoir qui en découlent. Ce dialogue, à la fois poétique et critique, sur les stéréotypes et les catégories sexuées, enrichit considérablement notre lecture du surréalisme.
Les créatrices dans l’exposition
Parmi les plasticiennes mises à l’honneur, on retrouve des figures emblématiques comme : Leonora Carrington, Dora Maar, Remedios Varo, Claude Cahun, Meret Oppenheim, Toyen, et d’autres, encore, témoignant de la diversité des contributions féminines au mouvement.
Leur égalité de traitement avec les artistes masculins est une véritable réussite. Elles sont mises en lumière non pas comme des curiosités ou des muses, mais comme des créatrices à part entière. Cette reconnaissance semble également avoir un écho auprès du public : tout au long de l’exposition, on peut entendre des visiteurs s’émerveiller devant leurs œuvres, les commenter avec enthousiasme et parfois exprimer une admiration plus marquée pour elles que pour leurs homologues masculins.
Certaines œuvres mériteraient d’être mises en avant comme des exemples puissants de leur contribution au surréalisme. Par exemple :
Si l’exposition intègre également des textes et des écrits de certaines créatrices, il manque toutefois une réflexion plus approfondie sur leur impact historiographique : comment ont-elles participé à écrire l’histoire du surréalisme ou à questionner ses codes, et en quoi cela enrichit-il notre compréhension du mouvement ?
Un traitement à approfondir ?
Si l’exposition réussit sur le plan de la présence des créatrices, elle reste plus timide dans l’exploration des représentations de genre.
- Par exemple, dans la section Mélusine, les représentations féminines manquent de contextualisation. Qui est Mélusine ? Quels sont les symboles associés à cette figure dans les œuvres des artistes ?
- De même, dans Les Larmes d’Éros, les représentations du sexe et de la femme sont abordées de manière esthétique, mais restent peu analysées en termes de significations genrées ou de rapports de pouvoir.
Le surréalisme a toujours joué avec les notions de genre, les déconstruisant et les réinventant, mais l’exposition n’explore que partiellement cette thématique. Des pistes pédagogiques plus explicites auraient permis d’aller au-delà de la contemplation visuelle pour approfondir des concepts centraux au surréalisme, notamment :
- La réinvention des rôles traditionnels à travers les figures mythologiques comme Mélusine.
- Les jeux entre masculin et féminin dans les œuvres de Claude Cahun ou de Toyen.
- La manière dont les créatrices ont utilisé leurs œuvres pour répondre ou détourner des visions masculines dominantes du mouvement.
- On pourrait alors se demander si le surréalisme est un mouvement égalitaire comme on pourrait le croire avec cette exposition. Cependant elle ne mentionne pas la misogynie ni du mouvement ni de certains membres.
ENTRE DECOUVERTE ET FRUSTRATION : LA TRANSMISION DU SAVOIR
Un contenu pédagogique inégal
Pour les amateurs éclairés du surréalisme, les panneaux explicatifs de l’exposition n’offrent que peu d’éléments nouveaux. Ils restent très généraux, se limitant à introduire les concepts et les thèmes principaux du mouvement. Si cette approche peut convenir à un public néophyte, elle risque de laisser sur leur faim les visiteurs souhaitant approfondir leurs connaissances ou découvrir des perspectives inédites.
Le choix de privilégier une approche introductive s’explique sans doute par la longueur de l’exposition, mais ce choix atteint rapidement ses limites. L’abondance des œuvres, des stimuli visuels et des thèmes sature l’attention du visiteur. Dans un tel contexte, il devient difficile de s’attarder sur les panneaux explicatifs, qui passent souvent inaperçus. Leur positionnement, souvent mal adapté, contribue également à ce problème :
- Les panneaux placés dans des espaces étroits entraînent des attroupements qui bloquent la circulation.
- Cela crée un effet dissuasif, empêchant de lire les textes dans des conditions confortables.
Les cartels des œuvres, bien que présents, souffrent de plusieurs défauts majeurs :
- Taille et lisibilité : Ils sont souvent trop petits et placés trop bas, ce qui complique leur lecture, surtout dans des espaces bondés.
- Manque de détail : Les informations fournies restent minimales, ne permettant pas toujours de replacer l’œuvre dans un contexte plus large ou d’apprécier pleinement sa contribution au thème abordé.
Pour une exposition d’une telle ampleur, un effort supplémentaire sur la qualité des supports pédagogiques aurait été apprécié.
CONCLUSION
L’exposition surréaliste du Centre Pompidou impressionne par l’ampleur de son ambition, avec 500 œuvres retraçant un siècle de création, explorant des territoires variés comme l’Amérique latine, le Japon et les États-Unis. Cependant, cette profusion d’œuvres et de thèmes, bien qu’enrichissante, tend à disperser l’attention du visiteur plutôt qu’à structurer un propos clair. Si les grands noms comme Dalí, Magritte ou Max Ernst apportent des repères solides, les œuvres de créateurs moins connus peinent à trouver leur place dans cet ensemble foisonnant, souvent présentées sans le contexte nécessaire pour en saisir pleinement l’importance.
L’exposition s’éloigne parfois de l’histoire centrale du mouvement en voulant embrasser trop large, intégrant des œuvres tardives jusqu’aux années 1960 et des ramifications internationales. Cela peut frustrer ceux qui espèrent une vision synthétique et limpide, notamment au regard des expositions précédentes comme La Révolution surréaliste (2002) ou Surréalisme au Féminin ? (2023), qui brillaient par leur concision et leur clarté. Ici, bien que l’approche immersive et thématique soit séduisante, elle sacrifie la cohérence au profit de la quantité.
Pourtant, l’exposition fascine par sa diversité et par l’attention particulière accordée aux créatrices, souvent négligées dans ce mouvement. Le succès d’affluence est notable, même en semaine, et pourrait augurer une exposition « blockbuster » au sens d’Emma Barker (Contemporary Cultures of Display), si elle atteint les 250 000 visiteurs. Déjà itinérante, elle a débuté à Bruxelles et voyagera à Madrid, Hambourg et Philadelphie d’ici 2025, offrant à un public international l’opportunité de découvrir cette riche rétrospective.
En fin de compte, cette exposition témoigne du défi constant d’équilibrer ambition et accessibilité. Une belle tentative qui, avec davantage de concision, aurait pu mieux marquer les esprits.
Ecrit par Ariane Tassin (Les Fils d’Ariane Tours)